Quels que soient les avatars de la peinture,quels que soient le support et le cadre, c’est toujours la même question: qu’est ce qui se passe, là ? Toile, papier ou mur, il s’agit d’une scène ou advient quelque chose (et si,dans certaine formes d’art, l’artiste veut délibérément qu’il ne se passe rien, c’est encore là une aventure).
Avant toute chose il se passe…du crayon, de l’huile du papier, de la toile. L’instrument de la peinture n’est pas un instrument. c’est un fait. Twombly impose le matériau, non comme ce qui va servir à quelque chose, mais comme une matière absolue manifestée dans sa gloire (le vocabulaire théologique dit que la gloire de Dieu, c’est la manifestation de son être). le matériau est materia prima, comme chez les alchimistes. La materia prima est ce qui existe énorme, car, dans l’ordre humain, rien ne vaut à l’homme qui ne soit immédiatement accompagnée d’un sens, le sens que d’autres hommes lui ont donné, et ainsi de suite en remontant, à l’infini. le pouvoir démiurgique du peintre est qu’il fait exister le matériau comme matière; même si le sens surgit de la toile, le crayon et la couleur restent des « choses », des substances entêtées, dont rien (aucun sens postérieur) ne peut défaire l’obstination à « être là ».
L’art de Twombly consiste à faire voir les choses : non celle qui représente (c’est un autre problème), mais celle qu’il manipule: ce peu de crayon, ce papier quadrillé, cette parcelle de rose, cette tâche brune. cet art possède son secret, qui est en général, non d’étaler sa substance ( charbon, encre, huile) mais de la laisser traîner. On pourrait penser que pour dire le crayon , il faut l’appuyer , en renforcer l’apparence, le rendre intense, noir, épais. twombly pense le contraire: c’est en retenant la pression de sa matière, en le laissant se poser comme nonchalamment de façon que son grain se disperse un peu, que la matière va montrer son essence,nous donner la certitude de son nom: c’est du crayon.
Il s’agit donc de faire apparaître, toujours, en toutes circonstances (en n’importe quelle oeuvre), la matière comme un fait (pragma). Pour cela, Twombly a, sinon des procédés (et quand bien même en aurait-il, en art, le procédé est noble),du moins des habitudes. Ne nous demandons pas si ces habitudes, d’autres peintres les ont eues: c’est de toute manière, leur combinaison, leur répartition, leur dosage qui font l’art original de Twombly. Les mots, eux aussi appartiennent à tout le monde; mais la phrase appartient à l’écrivain: « les phrases » de Twombly sont inimitables.
Voici donc à travers quels gestes, Twombly énonce (pourrait-on dire: épelle?) la matière de la :1) la griffure ….2) la tache (Commodus II) : il ne s’agit pas de tachisme; Twombly dirige la tache, il la traine comme s’il intervenait avec les doigts; le corps est donc là, contigu, proche de la toile, non par projection, mais si l’on peut dire par attouchement, cependant toujours léger: il ne s’agit pas d’un écrasement (par exemple Bay of Naples); aussi vaudrait-il mieux parler, peut-être de macula, plutôt que de « tache », car la macula, ce n’est pas n’importe quelle tache; c’est (l’étymologie nous le dit) la tache sur la peau, mais aussi la maille d’un filet, en ce qu’elle appellerait la tacheture de certains animaux; les maculae, de twombly sont en effet de l’ordre du réseau. 3 la salissure: j’appelle ainsi les traînées, de couleurs ou de crayon, souvent même de matière indéfinissable, dont Twombly semble recouvrir d’autres trait, comme s’il voulait les efface, sans le vouloir vraiment, puisque ces traits restent un peu visibles sous la couche qui les enveloppe; c’est une dialectique subtile:l’artiste feint d’avoir « raté » quelques morceaux de sa toile et de vouloir l’effacer; mais ce gommage, il le rate à son tour; et ces deux ratages superposés produisent une sorte de palimpsestes: donnent à la toile la profondeur d’un ciel où les nuages légers passent les uns devant les autres sans s’annuler (View, School of Athens)
Tyché, en grec, c’est l’événement en ce qu’il survient par hasard. Les toiles de Twombly semblent toujours comporter une certaine force de hasard, une Bonne Chance. peu importe que l’oeuvre soit en fait, le résultat d’un calcul minutieux. ce qui compte c’est l’effet de hasard, ou pour le dire plus subtilement ( car l’art de Twombly n’est pas aléatoire) : d’ inspiration, cette force créative qui est comme le bonheur du hasard. Deux mouvements et un état rendent compte de cette effet.
Les mouvements sont d’abord l’impression de « jeté »: le matériau semble jeté à travers la toile, et jeter est un acte en lequel s’inscrive à la fois en une décision initiale et et une décision terminale: en jetant je sais ce que je fais , mais je ne sais pas ce que je produis. le « jeté » de Twombly est élégant, souple, « long »,comme on dit à ces jeux où il s’agit de lancer une bouler. Ensuite- ceci étant comme la conséquence de cela- une apparence de dispersion: dans une toile (ou un papier) de Twombly, les éléments sont séparés les uns des autres par de l’espace, beaucoup d’espace; en cela ils ont quelque affinité avec la peinture orientale, dont Twombly est d’ailleurs, proche par le recours à un mélange fréquent d’écriture et de peinture. Même quand les accidents -les événements,- sont marqués fortement (Bay of Naples), les toiles de Twombly restent des espaces absolument aérés; et leur aération n’est pas seulement une valeur plastique; c’est comme une énergie subtile qui permet de mieux respirer: la toile produit en moi ce que le philosophe Bachelard appelait une imagination » ascensionnelle »: je flotte dans le ciel, je respire dans l’air, ( School of Fontainebleau). L’état qui est lié a ces deux mouvements (le « jeté » et la dispersion), et qui est celui des toiles de Twombly, est le Rare. « Rarus » veut dire en latin: qui présente des intervalles ou des interstices, clairsemés, poreux, épars, et c’est bien l’espace de Twombly ( voir notamment Untitled, 1959).
Comment ces deux idées, celle d’espace vide et celle de hasard ( tyché) peuvent-elles avoir un rapport entre elles? Valéry ( à qui un dessin de Twombly est dédié) peut le faire comprendre. dans un cours du Collège de France (5 mai 1944), Valéry examine les deux cas où peut se trouver celui qui fait une oeuvre; dans le premier cas, l’oeuvre répond à un plan déterminé; dans l’autre, l’artiste meuble un rectangle imaginaire. Twombly meuble son rectangle selon le principe du Rare, c’est à dire de l’espacement. Cette notion est capitale dans l’esthétique japonaise, qui ne connaît pas les catégories kantiennes de l’espace et du temps, mais celle, plus subtile, d’intervalle (en japonais Ma). Le Ma japonais, c’est au fond le Rarus latin et c’est l’art de Twombly. Le rectangle Rare renvoie de la sorte à deux civilisations : d’un côté au « vide » des compositions orientales, simplement accentué ici et là d’une calligraphie; et de l’autre à un espace méditerranéen, qui est celui de Twombly; curieusement, en effet, Valéry (encore lui) a bien rendu compte de cet espace rare, non à propos du ciel et de la mer ( à quoi on penserait d’abord), mais à propos des vieilles maisons méridionales: » Ces grandes chambres du Midi, très bonnes pour une méditation- les meubles grands et perdus. Le grand vide enfermé-où le temps ne compte pas. l’esprit veut peupler tout cela. » Au fond les toiles de Twombly sont de grandes chambres méditerranéennes, chaudes et lumineuses, aux éléments perdus (rari) que l’esprit veut peupler.
J'aimerai m'offrir encore des lignes et des lignes de ce fabuleux essai de Roland Barthes au édition du Seuil dans la collection fiction et compagnie: Cy Twombly . Hasard, tâche, macula, rarus, geste, matière, couleurs, je pourrai rajouter papiers, mélange, encre (s), envie,désir...